Les illusions du Nouvel An


De par l'éclat des ténèbres consubstan­tielles aux jours sombres qui sèment la tristesse et qui n'épargnent aucun mois de l'année, les lumières timides des instants heureux font pâle figure et ont du mal à déposer des marques dans les souvenirs relatifs à l'année. Comme les jours qui frôlent la désolation remplissent et ternissent l'image d’une année, cette dernière a le statut de cible disposée à mourir sous les jets des couteaux, flèches, balles,… ou des fêtes. La série de fêtes qui est indissociable du dernier chapitre, de l'épilogue de l'accomplissement de la révolution de la Terre autours du soleil, est la manifestation de cette joie intérieure qui accompagne la mort du tortionnaire. L'expérience semble pourtant nous montrer que tous les ans, on tombe de Charybde en Scylla: l'année est semblable à l'Hydre de Lerne dont la tête coupée se régénère doublement. Le renouvellement de l'année décuple les maux de l'année précédente. Comment dire adieu à l'année ? Il n’y a rien de plus humiliant pour elle que de la laisser agoniser toute seule, avec un haut degré d'orgueilleuse indifférence de notre part: laisser l'année mourir en montrant que son emprise n'est plus aussi pesante qu'au moment de son apogée. Quoi de plus exaltant que de forer un trou dans le calendrier: le temps de la fête c'est un moment de transe où on sort de l'espace-temps. Car les fêtes nous élèvent hors du temps : une bonne fête c'est quand on oublie le passé avec les ressentiments, les rancunes, ... quand on ne se soucie pas du futur et qu'on savoure le présent permanent de la fête. « On pourrait dire de lui qu’il ne “coule” pas, qu’il ne constitue pas une “durée” irréversible. C’est un Temps ontologique par excellence, “parménidien” : toujours égal à lui-même, il ne change ni ne s’épuise. À chaque fête périodique on retrouve le même Temps sacré, le même qui s’était manifesté dans la fête de l’année précédente ou dans la fête d’il y a un siècle : c’est le temps créé et sanctifié par les dieux lors de leurs gestas, qui sont justement réactualisés par la fête. » Écrivait Mircea Eliade dans son livre Le sacré et le profane (1956). Quitter l'année en étant, le temps que durent les réjouissances, débarrassé des chaînes temporelles: une illusion aussi tenace que la puissance de l'espoir qui nous étreint à l'issue du traditionnel compte à rebours de la Saint-Sylvestre. L’illusion qui se donne est que l’année meurt démunie : on la laisse mourir seule sans nous, les victimes qui, pendant un an, avons récolté les fruits empoisonnés de ses noires semences. Alors qu’on attend encore l’aboutissement du basculement de nos calendriers numériques vers la nouvelle année, on choisit déjà de fêter la mort de l’année en cours en nous exilant dans les mondes illusoires, les mirages offerts par l’ivresse, véritable catalyseur de la fête qui nous donne l’illusion d’évasion du monde de la sobriété, celui de la routine et des différentes contraintes qui parsèment une année. 2019, à l'instar de ses devanciers, sera l'objet du même rite annuel après avoir été, toujours comme ses prédécesseurs, accueillie dans l'allégresse. Et malgré tout, à un jour de l’extinction définitive de l’année 2019, un réflexe incontrôlable me pousse à écrire ces mots qu'on écrit presque machinalement tous les ans : bonnes fêtes de fin d'année et bonne année 2020.
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