Quatrième blessure narcissique


Un duel, que les précédentes décennies ont couvert d’un petit voile de discrétion, est en train de s’affirmer pour se manifester à la lumière du jour. Les lueurs des projecteurs ont été alimentées par l’intensité des récentes phases qui ont électrisé le combat. Aujourd’hui, le cerveau humain ressent l’abattement du vaillant boxeur qui s’est relevé après avoir encaissé de douloureux et éprouvants coups venant de l’intelligence artificielle qui connait une évolution fulgurante qui peut mettre, à moins que l’intelligence naturelle humaine ne se reprenne, son adversaire KO. Nos neurones, supports de notre fierté qui nous place au-dessus de tous les autres, subissent une succession d’humiliations de la part de leur propre créature. En 1996, le représentant de la supériorité du cerveau humain, le roi de l’époque Gary Kasparov, alors champion du monde incontesté des échecs, n’a pu faire scintiller la majesté de ses inestimables capacités quand il a affronté l’intelligence de l’un de ses produits artificiels qui est l’ordinateur Deep Blue. Ce match a été l’un des plus grands révélateurs de l’ampleur de l’irrépressible montée en puissance de la machine à même de défier le monopole, jusqu’alors bien établi sur un trône solide, des précieuses matières grises d’homo sapiens sapiens. Et l’intelligence humaine, qu’on croyait être le nec plus ultra des phénomènes terrestres, est en permanence rejointe par les exploits vertigineux de l’intelligence artificielle. Et l’actualité de cet affrontement a pris une nouvelle dimension avec ce qui peut être présenté comme une perte du privilège exclusif du génie humain qui, pensait-on, avait l’apanage de la rédaction. L’intelligence artificielle a spolié cette exclusivité en ayant acquis cette capacité de produire un texte à la demande, a dépouillé l’imagination humaine de son statut d’unique pourvoyeur de récits. L’IA a maintenant surpassé l’humain en étant capable d’écrire, en un temps record, un roman que le plus fécond des écrivains mettrait des mois à accoucher. Ainsi, l’intelligence artificielle a aussi vaincu l’Homme sur le terrain de cette capacité que Bergson a appelée « Faculté fabulatrice » qui est selon le philosophe une manière de combler chez des êtres doués de réflexion, « un déficit éventuel de l’attachement à la vie ». Et pendant que l’évolution est du côté de l’intelligence artificielle, la déchéance menace l’intelligence humaine qui semble sombrer dans une hibernation qui se manifeste à travers une aridité alarmante, une désertification qu’on a, nous-mêmes, provoquée en expulsant de notre espace cérébral ses activités qui ont construit sa splendeur : on ne le sollicite plus pour calculer, rédiger, faire un devoir scolaire ou universitaire. Et les cerveaux humains, ramollis par une passivité pathologique, voient leurs facultés grignotées par les ordinateurs et les smartphones qui sont, continuellement, sollicités pour nos tâches les plus élémentaires. Alors qu’on croyait que seule l’espèce humaine possédait ce que les Grecs ont appelé « Métis » qui est la capacité issue de l’union de la sagesse et de la ruse, on s’achemine vers l’effondrement de cette certitude qui est en passe de rejoindre la révolution copernicienne qui a exclu la terre du centre de l’univers, la révolution darwinienne qui a réduit l’homme à un statut de simple animal et la révolution psychanalytique qui a affirmé que « le Moi n’est pas le maître dans sa maison ». L’intelligence artificielle, peut alors nous infliger notre quatrième « blessure narcissique ».
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