Exil poétique


La Terre, qui essaie tant bien que mal de nous nourrir malgré les sévices que nous lui infligeons, devient de moins en moins hospitalière. Cet habitat naturel, commun, qui, selon plusieurs mythes des origines, était un paradis, s’est mué en ce qui semble être un lieu de calvaire, scène d’une perpétuelle tragédie sur laquelle tombent en permanence les martyrs dont la faute la plus grave est de vivre dans un endroit qui est perçu comme un bagne qui n’inspire que le désir de fuite. Et pour s’évader, l’homme peut toujours se réfugier dans le monde des mots. Ce mois de mars a été celui de cette faculté de s’exiler dans cet univers qui est la poésie, où l’onirisme peut encore nous arracher à l’enfer du monde terrestre. Le Bouddha aurait dit : « Les mots ont le pouvoir de détruire ou de soigner ; lorsqu'ils sont justes et généreux, ils peuvent changer le monde. » On ajouterait que les mots, quand, ils sont, grâce à la poésie, anoblis et magnifiés, peuvent nous emporter loin, nous entrainer dans son élan de processus de sublimation qui élève les âmes dans une extase libératrice. La poésie, en arrachant les mots à leur signifié premier qui s’impose dans le monde réel, les libère ainsi du monde terrestre et nous emporte dans son voyage. C’est parce que la poésie est affranchie de toute matérialité qu’Hegel l’a placée à la première place des arts. Selon Jakobson : « La poéticité se manifeste en ceci que le mot est ressenti comme mot, et non comme simple substitut de l’objet nommé, ni comme explosion d’émotion ». C’est parce que la poésie n’est pas le langage ordinaire, celui qui est ancré dans ce monde ordinaire, que les mots s’émancipent également des référents ordinaires : l’araignée qui, dans un poème de Rabearivelo, « Jette des fils qu’emporte le vent, / tisse une toile qui touche le ciel/ et tends des rets à travers l’azur. » n’est pas l’arachnide qu’on rencontre dans le monde prosaïque mais la nuit qui couvre l’azur de sa « toile » sombre. Quand Racine écrit « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes », la sonorité SSS (allitération) est aussi porteuse de sens. Par le pouvoir de la poésie, le mot devient chair. Et le verbe se disperse dans son voyage sidéral à la conquête des images (la métaphore) dont celles qui, selon Bachelard, découlent de la rêverie autour de l’eau, de la terre, de l’air et du feu. Et on suit les mots dans leurs pérégrinations qui nous délient des chaînes infernales de la vie quotidienne pour nous emmener là où, pour reprendre les mots de Baudelaire, « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. » Pour Baudelaire, l’homme a autant besoin de poésie que de pain. Et ce n’est pas notre époque détraquée qui contestera cette nécessité de la poésie car pour mieux vivre, pour supporter la vie, on doit, de temps en temps faire une injection poétique à ce monde hostile.
Plus récente Plus ancienne