L’alibi du loto


Un milliard six cents millions de dollars pour la méga loterie aux États-Unis. De l’argent pas volé. Une formidable cagnotte dont on ne dira jamais «bien mal acquis». Une fortune dont aucun bureau Transparency ne demandera l’origine. Pour la petite histoire, en 2015, un Kurde irakien vivant à Bagdad avait gagné six millions quatre cent mille dollars à la loterie de l’Oregon, après avoir acheté son billet sur Internet. Pour sa sécurité et celle de sa famille restée en Irak, il avait instamment demandé à l’Oregon Lottery de garder l’anonymat sur son nom. Que, aux États-Unis, les gains aux jeux soient imposables ; que dans certains États, comme celui de l’Oregon, les noms des gagnants soient systématiquement dévoilés ; que pour ne pas voir son gain rafflé par le fisc, on doive accepter une rente (confortable) étalée sur des dizaines d’années : mais, quel extraordinaire confort psychologique tout de même ce doit être de ne pas essuyer les quolibets, souffrir la suspicion, endurer le mépris. Certaines courbettes protocolaires peuvent être bien trop obséquieuses pour ne pas dissimuler une condescendance goguenarde. Ne pas avoir à craindre l’humiliation d’une perquisition pour signes extérieurs de richesse douteuse, la honte d’une saisie des biens mal acquis, la confiscation des maisons d’un enrichissement sans cause. Le gagnant du loto ne connaît pas les affres de cette anxiété permanente. Lui qui n’a racketté personne, qui n’a exporté aucun rondin de bois de rose, qui n’a démantelé au burin aucun groupe industriel. Lui qui n’a, par aucune malversation, divisé par deux le pouvoir d’achat de ses compatiotes. Qui n’a jamais, par le moindre détournement, obéré les finances de son pays. Qui n’a, ô grand jamais, ruiné l’économie de tout un peuple. Ce confort hors de prix est le luxe du pauvre, riche de son honnêteté. Que, dans un pays de plusieurs millions qui vivent quotidiennement en-dessous du seuil de pauvreté, d’ailleurs mis dans cette misérable situation par les turpitudes des uns, les malversations des autres, l’incompétence de tous, ce qui reste de conscience puisse chaque fois s’inquiéter de l’usage de chaque centime du pactole de l’or clandestin ou des juteuses commissions après octroi complaisant de licences de pêche ou de blocks d’exploitation pétrolière : en nourrir ses enfants, les envoyer dans les meilleures écoles, les blanchir socialement. Sont-ils vraiment heureux ceux, qui faute de conscience, ne sont pas rongés par le remords ? Dans «Manon des Sources», Marcel Pagnol révèle la tourmente d’Ugolin et du Papet, enrichis par une tromperie mortelle à Jean de Florette : leur plus grande hantise est que les femmes du village, découvrant la supercherie, crachent sur leur passage. Un milliard six cents millions de dollars : un ticket gagnant et une déclaration urbi et orbi de patrimoine. Un alibi, aussi, que n’aurait pas dédaigné certains prédateurs à la présidence d’un PMA (pays les moins avancés) éligible à l’IPPTE (initiative en faveur des pays pauvres très endettés). Qu’ils veuillent vraiment gagner, ou qu’ils pensent pouvoir gagner, voire qu’ils fassent juste diversion pour le coup d’après. Changer de vie, faute de pouvoir changer la vie. Et certainement pas de sitôt, celle de vingt millions d’habitants d’un pays sous-développé de trop d’escroquerie.
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