Thierry Rajaona - « Le secteur formel en difficulté est négligé par l’Etat »


En raison de la pandémie de coronavirus qui prend une dimension économique d’ampleur significative comme la crise de l’emploi en raison du licenciement ou chômage technique décidé par plusieurs employeurs, le président du Groupement des Entreprises de Madagascar (GEM), Thierry Rajaona, croit en une possibilité d’allouer exceptionnellement de l’indemnité de chômage aux salariés en perte d’emploi. Quel regard portez-vous sur la situation économique actuelle en votre qualité de président d’un groupement économique ? Sans sous-estimer les dégâts humains du virus, la pandémie de covid-19 est en train de prendre une dimension plus économique que sanitaire. Les secteurs tournés vers l’extérieur comme le tourisme ou le secteur textile axés sur les activités d’exportation sont les premières victimes et ce, dès le début. Mais face à cette perte du gros marché de touristes en raison de la suspension des lignes aériennes et la cessation des commandes extérieures des produits textiles produits à Madagascar, il y a toute une chaîne impactée par la crise mondiale liée au coronavirus. On peut également parler du cas de la vanille ou d’autres produits de l’agriculture qui se retrouvent sans preneur en raison de la crise sanitaire qui entraîne le ralentissement de toutes les activités. Par exemple, lorsque la Chine, qui est l’usine du monde, prend l’initiative d’affecter une majeure partie de sa production pour sa propre consommation locale, c’est le monde qui se peut se retrouver sans fournisseur de médicaments. Madagascar dépend beaucoup des importations chinoises en matière d’approvisionnement, d’une part et des marchés occidentaux en matière de débouchés, d’autre part. La crise sanitaire et économique des deux bouts de la chaîne n’est pas sans impacter significativement l’économie malgache. -Justement, pouvez-vous circonscrire cet impact économique grave que vous évoquez ? Si l’on parle du tourisme, les établissements de ce secteur (hôtels, restaurants, agences de voyage, transports,… ) ont dû mettre des dizaines de milliers de salariés au chômage technique. Et cet effet de la crise sur autant d’ employés exige une solution de prise en charge exceptionnelle. Il est indispensable que l’Etat assiste les employés au chômage privés de ressource sans quoi un risque social majeur est à craindre. La situation actuelle dénote un manque de considération de l’Etat pour le secteur formel. Des salariés sont mis au chômage technique, sans revenu, alors qu’ils ont toujours cotisé à la Cnaps ou à l’Ostie et ils ont régulièrement payé leurs impôts. Le secteur formel en difficulté est négligé tandis que toute une série de mesures sont adoptées en faveur du secteur informel qui ne paie ni cotisations sociales ni impôts. C’est dire que la pandémie de coronavirus est largement passée d’une simple crise sanitaire vers une difficulté économique mettant à nu la fragilité des entreprises et des PME/PMI en particulier ainsi que de leurs salariés. Les décideurs, à différents niveaux, doivent se pencher sur la résolution de ce problème. -Où en est-on précisément par rapport à l’adoption du plan de mitigation préparé conjointement par le secteur privé et le Ministère de l’Industrie du commerce et de l’artisanat? Discuté depuis début avril, il a été prévu que ce plan de mitigation allait être finalisé avant début mai. Cependant, force est de constater que fin mai, soit plus de deux mois depuis le début de la crise, rien n’a été encore annoncé. Initialement, le secteur privé a demandé à l’Etat d’octroyer des indemnités aux employés mis en chômage technique . Ensuite, le secteur productif souhaite que l’Etat mette à la disposition des entreprises impactées des crédits de trésorerie garantis et à taux bonifiés permettant d’assurer leur survie, en particulier en faveur des PME/PMI. Il a été annoncé que ce plan de mitigation était à adopter fin avril mais en ce mois de mai, rien n’est fait. Le gouvernement n’a pas adopté ce plan longuement préparé et discuté avec les ministères sectoriels. Des ministres et des personnes s’opposent à l’adoption en totalité et d’une manière définitive de ce plan. Par ailleurs, Mais il faut avouer que les discussions autour de ce plan ne satisfont pas totalement les attentes du secteur privé. Les propositions touchant à la relance économique post-covid n’ont pas été prises en compte. dans le plan combien même le secteur privé y a avancé des solutions. Ce plan de mitigation se limite uniquement à des mesures à court terme (mitigation des effets de la crise) et n’envisage pas les mesures à moyen et long termes qui sont pourtant nécessaires pour une vraie relance économique forte et efficace. A titre de contre-exemple, si on se réfère par exemple à la crise de 2009, il a fallu dix ans pour retrouver le niveau. Tandis que l’Etat reste silencieux face aux propositions du secteur privé, celui-ci s’interroge à quelle autorité s’adresser pour se faire entendre. -Qu’est-ce qui empêche le secteur privé d’opter pour une rencontre directe avec le président de la République qui est le premier responsable étatique ayant décidé de l’entrée dans l’état d’urgence sanitaire impactant l’économie ? Cette rencontre est possible et nous la souhaitons fortement, pour lever une incompréhension qui semble s’être installée dans l’esprit de nos dirigeants politiques. L’économie en général et le secteur productif formel en particulier sont autant victimes de la crise covid-19 que les gens de l’informel. Chaque semaine qui s’écoule apporte son lot de mauvaises nouvelles concernant des entreprises obligées de fermer ou de licencier leur personnel. Des entreprises qui ferment ou qui, pour des raisons de confinement, sont obligées de réduire leur volume d’activité, sont autant de ressources fiscales perdues pour l’Etat et qui peineront à se rétablir si aucun plan de soutien ou de relance n’est envisagé. Le secteur privé est disposé à défendre l’idée selon laquelle jeter un coup d’œil sur le sort des salariés des entreprises est maintenant important. Ces individus subissent la crise s’agissant de leur survie et l’impossibilité pour eux de poursuivre leur travail au niveau des entreprises qui les ont rémunérés. On vient de m’apprendre là qu’une entreprise franche a dû mettre au chômage technique un millier d’employés. Il est temps de sauver le secteur productif dont dépend l’économie nationale. Si d’aventure les entreprises ne sont plus en mesure de s’acquitter des salaires comme en temps normal, l’Etat doit prendre ses responsabilités. -Quelles mesures concrètes attendez-vous de l’Etat ? L’Etat doit prendre rapidement une décision en faveur des salariés qui se retrouvent malgré eux en rupture de rémunération. Pour ce faire, il appartient à l’Etat de mobiliser des fonds pour aller au secours de ces salariés qui constituent les piliers des entreprises et de la consommation. A défaut, une partie des ressources de la CNAPS devrait pouvoir être mobilisée. Il y a urgence en la matière et il n’est pas nécessaire d’attendre l’élaboration d’un quelconque plan global multi-sectoriel (sanitaire, social et économique) pour prendre les premières mesures socio-économiques qui s’imposent en faveur du secteur formel. Ces entreprises cotisent à la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale au même titre que leurs employés, et c’est au niveau de cet établissement public que la solution se trouve. En effet, l’urgence vitale s’impose et rien ne sert de recourir à la recherche d’un plan parfait. Par ailleurs, il ne devrait pas y avoir un plan figé adopté une fois pour toutes; il faudra prendre en compte une situation en perpétuel changement en raison de l’incertitude sur la durée de la crise. -Pourquoi voulez-vous que la Cnaps soit engagée dans la résolution de la crise ? Au sein de la CNAPS, il n’y a aucun argent de l’Etat. La Cnaps gère les cotisations provenant exclusivement des cotisations des employeurs et des employés. Il n’est pas iconoclaste de penser tant qu’une partie de ces contributions soient exceptionnellement mobilisées à titre d’indemnités de chômage en faveur des salariés cotisants. La Cnaps est certes un établissement public mais elle gère les contributions de ses membres, entreprises comme employés. Ces derniers doivent en être les principaux bénéficiaires. -Pourquoi insister sur la Cnaps alors que celle-ci n’est pas obligée d’octroyer de l’indemnité de chômage selon les textes juridiques en vigueur ? A situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle. La Cnaps est en mesure d’assumer cette charge pour trois ou quatre mois. Il faut rappeler que la CNAPS a comme principal objectif d’assurer des prestations sociales en faveur des salariés du secteur formel. Si l’Etat ne veut pas prendre en charge directement cette charge, les entreprises et les syndicats de travailleurs demandent qu’une partie des ressources de la CNAPS soit mise à contribution à cet effet. -Mais les mesures fiscales et sociales annoncées par le ministre de l’Economie ne suffisent-elles pas au secteur privé ? Concernant ces mesures, il ne faut pas confondre allègement et report d’échéances. Ce qui a été décidé, c’est le report de l’acquittement des obligations sociales et fiscales. Les entreprises doivent donc les payer. En cette période de crise exceptionnelle, le secteur privé demande une pure exonération du paiement de certaines charges sociales comme fiscales (ex: acompte d’IR) en lieu et place de report de paiement. -Pensez-vous que si l’Etat approuve le financement des indemnités de chômage par la mobilisation des finances de la Cnaps, tout va se normaliser dans trois ou quatre mois ? Rien n’est sûr car tout peut évoluer. Mais il faut d’abord être conscient de l’urgence et il importe que l’Etat soit à l’écoute en permanence des difficultés rencontrées par les entreprises et leurs salariés. Cette écoute devrait se faire dans le cadre de la mise en place d’une cellule ou comité de veille économique conjoint public-privé et qui réunit les principaux décideurs des deux bords : ministres, banque centrale, groupements professionnels, sans oublier les syndicats. Ce comité analysera la situation au fur et à mesure de son évolution et proposera les mesures à prendre de façon concertée à un moment donné. Il faudra faire preuve à la fois de souplesse et de réactivité. -Comment comprendre que les entreprises traversent des difficultés alors que nombre d’entre elles viennent en aide à l’Etat à travers l’octroi de dons dans le cadre de la lutte contre le coronavirus ? Au niveau du Groupement des Entreprises de Madagascar, un basket fund a été mis en place pour réunir les participations et contributions de ses membres pour venir en aide aux personnes vulnérables et démunies. Les bénéficiaires in fine de ces dons sont donc bien définis et il est du devoir des entreprises, en particulier celles qui sont le moins impactées par la crise, d’être au chevet de ces personnes vulnérables, durement touchées par la crise comme peuvent l’être par exemple des fournisseurs informels de fruits et légumes du secteur hôtelier et qui se retrouvent sans débouché aujourd’hui.. -Des mesures en faveur du secteur privé sont-elles financées à l’aide des 444 millions de dollars obtenus par l’Etat de la part des bailleurs de fonds ? Le secteur privé aurait aimé bénéficier de cette somme mais les autorités financières étatiques ont affirmé déjà avancé qu’il s’agit d’un financement permettant de combler le gap budgétaire de l’Etat de près de 2000 milliards d’ariary suite à l’incapacité des entreprises à alimenter correctement les recettes fiscales et douanières prévues par le budget initial. Au-delà des ressources financières extérieures qui devraient être donc mobilisées, du point de vue de l’Etat, pour répondre aux besoins du secteur privé. Il existe cependant une solution alternative pour résoudre le problème budgétaire ; et il s’agit de l’option de l’endettement intérieur qui n’est actuellement qu’à hauteur de 10% du PIB. Au Japon, pays surendetté, de plus de 200% du PIB, cet endettement est essentiellement d’origine interne, l’Etat mobilisant l’épargne intérieure. Il s’agit d’un schéma qui peut servir t de modèle si l’on veut éviter un endettement extérieur excessif. En cette période de crise où le niveau de consommation a considérablement baissé, le niveau d’épargne des ménages est nécessairement en hausse et devrait pouvoir être mobilisée à des fins de soutien économique aux entreprises.
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