Un grand débat sur les relations État-Église


Avec la pression qui pèse sur Gallieni, la conception de Lyautey d’une école officielle comme facteur d’équilibre est vraiment loin, remarque Pietro Lupo (Gallieni et la laïcisation de l’école à Madagascar, 1896-1904, Hier et Aujourd’hui, 1982). Dans la circulaire du 16 avril 1899, le gouverneur général Gallieni précise ses décisions : « Donner à l’enseignement un caractère industriel, agricole et commercial de manière à pouvoir procurer aux colons et aux divers services de la Colonie des collaborateurs et agents instruits et exercés, et fournir aux élèves un métier destiné à leur assurer des moyens d’existence, à augmenter leur bien-être matériel. » Et après la publication de l’arrêté de janvier 1904, il insiste dans ce sens. « J’ai invité le chef de service de l’enseignement et les chefs des circonscriptions administratives à tenir la main à la stricte application de ces prescriptions. Il est, en effet, indispensable d’envoyer chez les Malgaches le mouvement qui détourne nombre d’entre eux des travaux agricoles, pour les pousser vers l’enseignement spéculatif qui doit leur ouvrir les carrières libérales ou mieux, administratives. Le résultat de cette tendance fâcheuse, très sensible au développement économique du pays, est de créer toute une classe d’oisifs qui ne tarderait pas à devenir un véritable dissolvant pour le reste de la population. Le nombre de fonctions de tout ordre n’est d’ailleurs pas tel que les établissements d’enseignement officiels ne puissent y pourvoir. » Mais d’après Jacqueline Ravelomanana (La politique scolaire coloniale…), beaucoup de missionnaires protestent contre une telle orientation de l’école qui vise à priver les Malgaches de toute formation intellectuelle approfondie pour en faire des instruments de la colonisation. De même, les réactions des missions religieuses ne se font pas attendre après la publication des arrêtés du 15 juin 1903 et du 25 janvier 1904. Les représentants des missions protestantes adressent à Gallieni une lettre qui, malgré « l’esprit modéré et entièrement respectueux qui l’inspire, n’en montre pas moins la déception». La réponse des catholiques, poursuit l’auteur de l’étude, précède même la publication de l’arrêté< du 25 janvier 1904. Dix jours plus tôt, Mgr Cazet est déjà informé par ses « antennes » de la préparation de l’arrêté. « C’est à l’enfance et à la jeunesse qu’on en veut (…) Nous avons à craindre qu’on ne procède par étouffement et toujours avec de bonnes paroles. Nous en avons déjà plus d’un exemple ; nous ne sommes pas dupes, mais que faire ? » (lettre du 14 janvier 1904). Cinq jours après la publication de l’arrêté, il fait remarquer : « La loi Combes contre toutes les congrégations enseignantes sera votée et appliquée à Madagascar… nous ne sommes pas surpris… » En France même, les positions prises sont partagées par les courants de pensée. Dans la Nouvelle Revue, Gheusi justifie et explique la politique du gouverneur général au nom d’une idée de progrès des peuples liée à l’approfondissement de l’esprit laïc. « Sans se préoccuper de la situation de domination culturelle qu’une telle politique commence à actualiser dans la Grande ile », souligne Pietro Lupo. D’autres auteurs, poursuit-il, développent une critique systématique de l’arrêté du 25 janvier. Selon Raoul Allier, « pour les missions religieuses, les écoles sont des instruments pour faire des chrétiens, pour l’État, elles deviennent un moyen pour faire des sujets dociles à la France ». Et la situation à Madagascar vient alimenter l’éternel débat sur les rapports entre Églises et État. Pietro Lupo cite un auteur anonyme, sans doute proche de la Nouvelle Revue : « En luttant contre le prosélytisme religieux, je fais acte de civilisation et je défends les intérêts véritables de l’indigène (…) Entre les missionnaires et nous, la divergence de vues est absolue. Je ne crois nullement à l’action civilisatrice des religions. La civilisation est fille des progrès industriels et scientifiques, issue des changements économiques déterminés par ces progrès. » Le mouvement de laïcisation ne s’achève pas avec les arrêtés et les circulaires de Gallieni. Le Général quitte définitivement Madagascar en mai 1905. Son successeur, Victor Augagneur, aura comme devise de « faire régner le véritable esprit français dans toute sa force », comme il le déclare le 11 février 1908. Pietro Lupo résume : « La législation scolaire de Gallieni livre les écoles des Missions à leurs propres ressources, mais elle les laisse libres d’exister ou non. Victor Augagneur ne jugera pas tolérable ce régime de liberté et s’attache à rendre la vie impossible à ces mêmes écoles. »
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