En Turquie, c’est le kémalisme qu’on assassine


Autrefois, c’est-à-dire en 1960, nous aurions tout ignoré de ce qui pouvait bien se passer en Turquie. Aujourd’hui, nous n’ignorons rien de la tentative de coup d’État : l’appel du président turc sur Facetime, les premières redditions, la grande purge opportuniste en cours. Rapidement (trop rapidement  ), le président turc Recep Erdogan accusa Fethullah Gülen, réfugié aux États-Unis, d’être derrière cette tentative de putsch. Et, grande première, «Ravinala», la branche malgache de son mouvement, se fendit d’un communiqué dans les journaux malgaches. Il ne faudra pas compter sur une enquête indépendante pour établir la vérité entre les accusations de Recep Erdogan et les soupçons de Fethullah Gülen : seule l’histoire, un jour, nous apprendra si cette tentative de coup d’État était réelle ou réellement une machination du pouvoir AKP pour lui donner alibi à cette purge d’une ampleur exceptionnelle. Deux juges constitutionnels, Alparslan Altan et Erdal Tercan, ont été arrêtés avec 40 juges du Conseil d’État et 140 juges de la Cour de Cassation ; 118 généraux et amiraux (dont les commandants d’armée, Erdal Ozturk et Adem Huduti) mis aux arrêts ; 1577 doyens d’universités mis à pied ; 25.000 fonctionnaires suspendus dont 15.200 au seul Ministère de l’Éducation nationale ; 211 employés de Turkish Airlines renvoyés pour suspicion de gülénisme ; 34 journalistes privés de carte de presse... L’armée coupable, en avril 2007, d’avoir voulu empêcher l’accession à la présidence d’Abdullah Gül, pour succéder au kémaliste Ahmet Necmet Sezer et le chef d’état-major qui avait diffusé un e-mémorandum accusant le gouvernement AKP de sentiments islamistes radicaux. L’armée déjà coupable, en juin 1997, d’avoir contraint à la démission le Premier Ministre islamiste Necmettin Erbakan. La Justice constitutionnelle coupable d’avoir, en juin 2008, annulé les amendements devant autoriser le port du voile à l’Université. La Cour constitutionnelle déjà coupable, en janvier 1998, d’avoir fermé le parti islamiste Refah, et interdit à quatre de ses membres, dont Erbakan, toute activité politique pendant 5 ans. Ce «combat» sera repris en mars 2007 par Abdurrahman Yalcinkaya, procureur général près la Cour de Cassation, qui déposa un recours près de la Cour constitutionnelle pour la dissolution du parti au pouvoir AKP, qu’il accusa d’être un «foyer d’activités anti-laïques», et pour le bannissement de la vie politique de Recep Erdogan. Quand Recep Erdogan avait appelé la population à descendre dans la rue pour s’opposer aux militaires, trop de barbus de type jihadiste, et beaucoup de femmes portant le voile, étaient présents dans la foule pour nous interdire d’applaudir franchement au caractère éminemment démocratique de ce sursaut populaire. Recep Erdogan a été islamiste un jour, et sans doute faut-il craindre qu’il le restera toujours. En 2004, son parti AKP avait soutenu la première tentative de criminalisation de l’adultère. Avant son accession au poste de Premier Ministre, il avait été condamné pour avoir déclamé en public un poème islamiste : «Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les dômes nos casques, les croyants nos soldats». Élu Maire d’Istanbul, il fit aussitôt interdire l’alcool dans les cafés de cette ville cosmopolite et très européenne (qui fut Constantinople jusqu’en 1453). Arrivé au pouvoir, il s’empressa d’autoriser le double port du voile à l’Université et de la barbe caractéristique dans l’administration (cf. Chronique VANF, «Turquie à double visage», 07.12.2015). Les Chefs d’État et de Gouvernement européens réunis à Bruxelles, les 16 et 17 décembre 2004, avaient «octroyé» une date, celle du 3 octobre 2005, pour l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. Ce 25 juillet 2016, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission Européenne, vient d’indiquer que le rétablissement de la peine de mort en Turquie, dans le cadre de la purge contre les ennemis du régime, signifierait la fin du processus d’adhésion à l’Europe. L’Europe s’émeut moins du sort réservé aux principes du kémalisme institués par Atatürk : une Turquie laïque, émancipée des dogmes de l’islam (suppression des écoles religieuses, sécularisation de la justice, interdiction de la polygamie, soustraction de la femme au port du voile et au harem et octroi du droit de vote). Ce sont les gardiens de cette posture inédite dans le monde musulman, à l’autre exception de l’Indonésie depuis Sukarno, qui sont aujourd’hui en danger. Ils étaient un million, le 29 avril 2007, à descendre dans la rue pour protester contre la candi­dature à la présidence de l’islamiste Abdullah Gül. Ces laïcs sont parmi les 50.000, généraux, magistrats, enseignants, fonctionnaires de l’éducation nationale, journalistes, concernés par la «révolution culturelle» d’Erdogan. Dans la Chine de 1968, il s’agissait de «prévenir le révisionnisme» ; dans la Turquie de 2016, il s’agit d’expurger le kémalisme. Par Nasolo-Valiavo Andriamihaja
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