Journal public


Le réceptacle de la vie privée était, jadis, le journal intime, un sanctuaire qu’on voulait le plus inviolable possible et qui était scellé par le sceau du précieux trésor qui habite notre être intérieur qu’on préservait jalousement de l’étalage. Ce confident particulier, dont l’anatomie se résume à des organes vitaux en papier, acquiert une âme quand on y couche nos sentiments qui s’offrent dans toute leur diversité, les épisodes de notre vie qui ont laissé des traces marquantes, des plus douloureuses aux plus exaltantes, ... tous gardés pieusement à l’intérieur de ce tabernacle qui conserve ce que notre intimité a de plus sacré. C’était un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, une époque aux antipodes de l’actuel exhibitionnisme de masse. On a quitté le charme du secret qui émane du journal intime pour la fade exposition publique de la vie privée qui est ainsi atteinte par le désenchantement qui a achevé de ternir la fierté qui lui restait. Constamment exposée dans la vitrine géante et virtuelle des réseaux sociaux, la vie n’est plus que publique : en l’offrant au regard d’autrui, on l’a aliénée, l’a vendue contre un semblant de reconnaissance qui se chiffre en nombre de « j’aime » ou d’autres réactions qui ont le caractère envoûtant des mots du Renard dans la fameuse fable d’Ésope, reprise par La Fontaine. Et on peut, à tout moment, être comme le Corbeau et laisser ceux qui nous flattent vivre à nos « dépens ». La vie privée s’étale, quémande l’attention du regard de l’autre. Elle s’épanche en faisant couler les photos, les stories, les threads, ... qui se nourrissent de l’admiration de notre prochain dont la fonction est d’être le spectateur des produits de nos pulsions nombrilistes qui ne peuvent résister à la tentation de tout afficher sur les réseaux sociaux. Car ce besoin de tout montrer est la partie visible du pic du narcissisme qu’on a atteint, ce désir insatiable qu’on a d’être contemplé et d’être applaudi, d’éblouir le monde par notre éclat qu’on veut mettre au centre de l’univers. Cette envie irrépressible de tout dévoiler a déjà été prise à partie par Roland Barthes quand il s’est attaqué au « journal autobiographique » dans son ouvrage Roland Barthes par Roland Barthes (1975) où il écrit qu’au « XVIe siècle, où l’on commençait à en écrire, sans répugnance, on appelait ça un diaire : diarrhée et glaire. Production de mes fragments. Contemplation de mes fragments ( correction, polissage, etc. ). Contemplation de mes déchets (narcissisme) ». Et tel est actuellement le prix du bonheur qui doit s’approvisionner en « likes ».
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