Mes étoiles noires


La chaleur était pesante, l’air lourde d’humidité. Il faisait noir et on arrivait à peine à voir les moustiques qui venaient nous dévorer doucement cette nuit-là. Les rires forts venaient troubler un calme presque plat. Derrière, le bruit de la mer qui berça et apporta comme une once d’apaisement dans le contenu du dialogue qui est en train de couler. Cela fait deux ans ou plus qu’ils ne se sont pas vus. Il y a eu un long silence comme pour se remémorer la situation d’une autre nuit durant laquelle leur destin allait se lier à jamais. « Te souviens-tu, la dernière fois que l’on s’est croisés ? Tu allais à l’interrogatoire, moi j’en sortais ». Un long silence s’ensuivait comme une communion afin de balayer d’un revers de main tout ce qui s’est passé, il y a deux années de cela au pays de Kabila. On se croirait dans l’un de ces films historiques qui nous rapportaient les grandes discussions philosophiques qui se tenaient dans les années soixante soixante-dix. Ces nuits où, dépeints dans les courts métrages en noir et blanc, on ne pouvait plus se voir dans les salles, tellement les fumées des cigarettes embaumaient les petites pièces de réunion. De cette nuit, il me revenait les longs récits de mon vieux père Gabriel Rabearimanana. Chaque fois qu’il fait ses « retours vers le passé », il m’était tellement facile de retomber en enfance en écoutant ses longues discussions avec un certain Monja Jaona et tous leurs acolytes. Notre génération n’est, certes, pas celle qui a combattu contre la colonisation ni celle qui a lutté pour l’indépendance. Nous ne pouvons pas nous targuer d’être les fondateurs des Républiques. Par contre, de tout cela, nous en avons hérité. Nous sommes les enfants mal lotis de toutes les tares que nos présidents fondateurs nous ont laissées. Mais aussi, nous sommes les heureux héritiers de toutes ces grandes icônes qui ont fait la renaissance de notre continent. Une génération post indépendance qui ne peut pas et qui ne veut pas renier le passé mais qui a comme devoir et droit de se projeter vers un futur qui est en construction. Une poignée de jeunes, plus grande qu’on ne le pense, qui revendique maintenant son africanité et le droit de décider. Deux ans plus tôt, dans les geôles de Kabila, des jeunes ont été arrêtés et retenus après une conférence de presse pour le lancement d’un mouvement citoyen à Goma. Un certain Fadel Barro que je qualifie de fils spirituel d’un Thomas Sankara et de Malcolm X; un certain Fred Bauma qui est, lui aussi, la réincarnation d’un certain Luther King. Il y en a eu d’autres qui sont tout aussi brillants que courageux. De cette arrestation, certains en gardent quatre à cinq nuits d’emprisonnement. D’autres resteront plus de cent jours ; un an et dix mois pour Fred. Un autre brillant Africain connu sous le nom de Bob Marley nous disait : «Tu ne sais jamais à quel point tu es fort, jusqu'au jour où être fort reste ta seule option.» Et c’est ce que j’ai le plus retenu de ces lugubres récits de cette nuit-là. Pensant réprimer par la peur et la torture ces jeunes activistes, les tyrans n’ont pourtant récolté que l’inverse. Ils ont fait naître des étoiles qui brilleront dans les ténèbres des diktats. Ils ont poussé de simples citoyens à se rappeler qu’ils sont en fait les détenteurs véritables du pouvoir. Comme j’aurais aimé vivre ces moments de révolution que nos pères et mères de la Nation ont conduits. Mais je me dis aussi que de là où ils sont maintenant, sûrement, très sûrement ils sourient en nous voyant essayer à notre tour.
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