Visage humain


Comme beaucoup de nos contemporains qui n’ont pas été gâtés par le destin et pour lesquels les rares cadeaux de la vie s’obtiennent au prix d’une longue patience insupportable, de longues heures interminables passées à l’intérieur d’une file d’attente dont la longueur semble infinie, des hommes et des femmes, anonymes les uns pour les autres, font la queue devant la Loubianka, le siège des services secrets soviétiques qui est aussi la prison de la police politique. Chacun pouvait alors lire la tristesse et l’inquiétude qui s’expriment sur les nuques qui se trouvent devant eux et qui s’offrent à leur regard : ces désespérés ont soit une lettre, soit un paquet à transmettre à un proche détenu et veulent surtout savoir si l’être cher, prisonnier, est encore vivant. Cette scène, qui est une de celles qu’on range dans la grande famille de l’abattement, est racontée par Vassili Grossman dans son roman Vie et Destin (1962). Ce que Grossman décrit est l’attroupement de quelques visages de la détresse devant ce qui peut être un ultime espoir. À l’instar de ces malheureux qui se massent devant la Loubianka, des foules d’affligés, de miséreux, ... se forment dans les meetings, qui résultent des adversités sociales, des groupements de visages hétéroclites mais qui manifestent tous cette infortune qui frappe beaucoup de nos concitoyens pour qui les différentes aides sont comparables à la manne qui a permis aux hébreux de survivre dans le désert. Selon le philosophe Emmanuel Levinas, pour qui « Les nuques des gens qui font la queue devant le guichet de la Loubianka […] sont visages  », ces différents visages, nous parlent et nous font voir la vulnérabilité de ceux qui les portent. Ils ne se réduisent pas aux yeux, aux oreilles ou aux lèvres, ... Ils sont surtout les manifestations de la vulnérabilité d’autrui. C’est sur ces visages, qui nous font voir la fragilité de leurs possesseurs, que se lit le commandement « tu ne tueras point» et ils interpellent ainsi chacun sur sa responsabilité envers autrui. Et en ce moment, si on pouvait méditer sur un visage moyen national, on se trouverait devant une face sur laquelle émane la misère et un appel à l’aide des plus audibles si on retirait les œillères du déni qui peut toujours nous emprisonner dans le mensonge du « tout va bien dans le meilleur des mondes ». Car il faut, pour entamer le chemin qui aboutit au bout du tunnel, commencer à bien ouvrir les yeux et voir les visages d’autrui qui devraient alors nous conscientiser sur les véritables devoirs à achever et ne pas nous perdre en suivant d’autres routes qui nous égareraient encore plus.
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