La mère


Un mercredi comme tous les autres sur la terrasse d’un café à Majunga ville. Les mouches pullulent en centaines et la seule chose sage à faire était de rester calme. Vient une femme vendeuse de fruits. Un nourrisson d’à peu près six mois, fagoté à son dos. Comme un petit cadavre suspendu, l’enfant pendait à travers le tissu qui le tenait comme si à tout moment il allait être asphyxié ou qu’il allait tomber au sol. À côté, dans les jupes de sa mère, une petite fille de cinq ou six ans. Elle tentait de suivre les pas de sa mère tout en jouant avec un bout de jouet sûrement trouvé. Il est à peine huit heures du matin et on pouvait sentir que la mère était épuisée. Un enfant sur le dos, un autre à côté, une cuvette en aluminium pleine à craquer de fruits sur la tête et une autre cuvette sur les bras. Du bord de la route près de la terrasse, elle demande aux clients s’ils veulent bien lui acheter des fruits. Elle a peur des serveurs visiblement. Elle n’ose pas trop s’approcher tout en gardant un œil vigilant sur sa fille. La petite lui tient un bout de sa jupe. Je me suis sentie coupable. C’est fou de sentir coupable de quelque chose qu’on n’a pas fait. Je me suis sentie coupable de m’asseoir à cette terrasse pour y manger alors que cette bonne femme lutte pour sa survie et la survie de ses enfants. Une grande bouffée de tristesse m’a traversé tout le corps. J’allais pleurer toutes les larmes du corps mais je me suis retenue. Je me suis sentie coupable de voir une telle scène alors qu’on est en 2023. Je me suis sentie coupable qu’une mère, comme moi, soit totalement abandonnée par tout un système, par l’État. Je me suis sentie coupable de ne pouvoir rien faire de plus même si je savais pertinemment que cette situation est injuste, injustifiable, intolérable. L’émotion était tellement forte que je me suis retenue de l’appeler de peur de pleurer devant elle. Que dirait-elle ? Est-ce que cela allait la blesser de me voir si triste pour elle ? Est-ce que la pitié que j’avais ressentie était une injure ? Aussi, ai-je baissé mon regard et je n’ai plus rien vu d’autre que ma peine. Je ne sentais même plus les mouches sur mon corps. Puis, elle passa à l’autre table avec tout son fardeau. Mais personne ne voulait de ses fruits. Pour la toute première fois cette année, je me suis fait violence en prenant tout mon courage à deux mains en l’appelant. Elle s’agenouilla pour déposer par terre la cuvette qu’elle avait sur les bras, puis pour poser à terre celle qu’elle avait sur la tête. J’étais là devant-elle, totalement pétrifiée ne pouvant même pas bouger. Avec le peu de courage qu’il me restait, je lui demandais combien coutait le kilo des poires. Dieu seul sait comment Il a fait pour que je puisse tenir une phrase sans pleurer. Elle me répond cinq mille Ariary. Je lui ai demandé de m’en donner. De même pour les pêches. Le monsieur de la table d’à côté vient pour tester le poids de la cuvette qu’elle avait sur la tête. Il était baraqué mais il semblait être surpris par le poids soulevé. « Vous êtes courageuse » lui lance-t-il. « C’est hyperlourd pour une tête et sans les mains en plus ». Elle lui répond par un sourire et reprend ses affaires. La mère s’en va me laissant le cœur, l’esprit en bataille. Un cas banal dira certain. Une réalité pour tant d’autres femmes à Madagascar. Un cas non isolé mais ignoré par le système, par nos dirigeants, par la société.
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