Thérapsy


J’ai vu des enfants, pas plus hauts que trois briques, se coltiner lesdites briques. Main d’oeuvre gratuite que se fournissent à peu de frais les parents de famille nombreuse. Une natalité très utilitaire au service d’une équation pragmatique : beaucoup de bouches à nourrir = encore plus de bras à l’oeuvre. Non, nous ne sommes pas dans Germinal. Non, nous ne sommes pas au XIXème siècle. Non, nous ne sommes pas dans quelque cloaque prolétarien dont allait s’indigner Karl Marx pour appeler à la furie révolutionnaire. Mais, ces gosses de Nanisana, dans une ruelle calme d’un «quartier résidentiel», comme ces gosses d’Antsahamarofoza, dans cette banlieue pas si lointaine dont les tentacules urbaines se rapprochent inexorablement, témoignent de l’anachronisme de notre société malgache actuelle. Si ça se trouve, ce sont les mêmes briques, celles qui étaient collectée à la sortie du four d’Antsahamarofoza, qui étaient acheminées sur quelque chantier de Nanisana : «Quand le bâtiment va, tout va», vraiment ? Pendant ce temps, cette myriade de candidats à la présidence de la République dépense sans compter. Des milliards jetés par la fenêtre. En décibels, en goodies, en posters avantageux. Tandis que les seules choses sans prix, des idées, demeurent étrangères à leur discours. Bizarrement, aucune affiche de candidat dans le champ de vision de ces enfants au travail tandis que les nôtres sont à l’école. Sans parti-pris idéologique, sans théorie utopique, sans révélation socialo-communisante, voilà matérialisée sous nos yeux la frontière des classes. Non pas qu’elle n’ait jamais existé, mais c’est autre chose que de la toucher presque du doigt. C’était déjà celle qui séparait nos ancêtres féodaux de leurs métayers. Voilà, quoi, guère pas plus de 122 ans, que Laroche abolissait l’esclavage (1896) et que Gallieni renchérît en supprimant la monarchie (1897). Un siècle auparavant (1760-1770), l’Angleterre entamait sa révolution industrielle, ce qui explique que le «Manifeste du parti communiste» (1848) et «Le Capital» (1867) aient été écrits à Londres, parce qu’instruits du spectacle des conditions pénibles de la classe ouvrière britannique. Le Madagascar dont héritait Gallieni en 1896 avait pu s’enthousiasmer des initiatives disparates des missionnaires de la LMS (London Missionary Society) ou de la cité industrielle de Jean Laborde, aux résultats tout à fait sympathiques mais somme toute bien artisanaux. Cette même année-là, 1895, la Russie était à l’honneur à Paris avec l’exposition hippique et ethnographique. La Russie-là de cette époque n’était finalement qu’un vaste continent agraire de moujiks, et les théoriciens du «socialisme scientifique» devaient être étonnés que l’herbe révolutionnaire ait finalement si bien pris sur ce terreau inattendu. Chez nous, la pénibilité de la misère urbaine et péri-urbaine n’a même pas l’excuse d’un essor industriel ni du développement d’un machinisme agricole. Que, sur un chantier de SOGEA-SATOM, les dockers ignorent cette formidable mais basique invention qu’est le «diable» (petit chariot à deux roues basses servant à transporter des fardeaux, nous renseigne le dictionnaire), comment s’indigner encore que les petits diables de Nanisana ou d’Antsahamarofoza serrent les briques contre leur poitrine ou en empilent au sommet de leur crâne ? Alors, bien sûr, on ne va pas changer le monde. Ce texte n’est même pas un témoignage. Une soupape, un exutoire, une thérapsy.
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