La dictature de la mode


« Dans la vie, tout est affaire de modes, la crainte de Dieu, l’amour, et l’anneau passé dans le nez ». Selon ces mots de Søren Kierkegaard, tirés de In Vino Veritas (1845), la vie est une longue et constante oscillation dans le tourbillon implacable de la mode dont l’agitation constante, sans fin, nous fait virevolter dans le monde instable qui est le nôtre, et qui est en permanence agité par les tempêtes provoquées par la mode dont le pouvoir de féconder des turbulences n’a jamais été contesté. C’est parce que la mode, comme un démon insidieux, s’accapare des corps et des âmes qu’elle possède sans ménagement, que la vie peut être représentée comme un incessant balancement perpétuellement insatisfait qui bascule d’une mode à une autre et qui ne s’arrêtera, pour beaucoup, qu’au moment du dernier souffle. C'est cette même puissance irrépressible, à la force magnétique aussi violente que l'attraction terrestre, qui a obligé Kierkegaard à s'habiller en dandy, à se conformer à la mode malgré son aversion pour le système. Ce même tyran continue à régner sur nous en nous imposant ce que devraient être nos comportements ou nos choix vestimentaires. Et c'est ainsi que le monde se soumet aux caprices versatiles de la mode, ce moule qui est une des armes les plus efficaces du conformisme et qui doit façonner ceux qui voient autrui comme un élément indispensable de l'équation de la réussite ou de l'épanouissement qui ne peuvent se passer de l'approbation de l'autre. Se conformer à la mode, c'est ainsi sacrifier sa liberté, sa personnalité contre l'admission dans un monde auquel on veut appartenir. Si Denise, l’héroïne du roman Au Bonheur des Dames (E. Zola, 1883) n’a pu se faire une place au milieu de ses collègues, c’est parce que sa robe trop large et sa coiffure étaient aux antipodes des canons de la mode de son époque; Andrea, narratrice et personnage principal du roman Le Diable s’habille en Prada (L. Weisberger, 2003), s’est abandonnée aux mains du relooking, passage obligé sur le chemin de l’accession à l’univers des autres employés du magazine de mode Runaway qui sont mieux habillés. La voix de la mode est un ultimatum qui demande de choisir entre l’intégration, obtenue par l’apposition du cachet de la mode du moment, ou l’exclusion sociale si on refuse d’y adhérer. Et pendant que l’Histoire est en marche et poursuit sa course qui efface, la dictature de la mode demeure et continuera à nous faire vivre beaucoup d’autres vertigineux va-et-vient qui peuvent, à tout moment, métamorphoser le ringard en « tendance », une circularité (une ancienne mode qui revient au goût du jour après quelques décennies, chassant son prédécesseur qui ressuscitera plus tard, elle aussi, en force) qui défie la linéarité du temps.
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