C’est dans Le Parrain


Le Parrain. Un roman-fleuve de Mario Puzo (1920-1999) que j’avais lu, et beaucoup aimé, voilà trente ans. J’ai été frappé par la couverture de l’époque, avec cette main tenant les fils d’une marionnette figurée par les lettres du mot «Parrain» (The Godfather, en anglais). Cinquante ans après sa première publication, je viens de le relire, avec toujours autant de plaisir. Des expressions du «Parrain» sont devenues cultes. Certainement grâce au film, où Marlon Brando tenait le rôle de Don Vito Corleone. Dans un autre film, d’un tout autre registre, «Vous avez un message», les gars pensaient avoir tout expliqué en disant que «C’est dans Le Parrain». C’est dans Le Parrain, en effet. Mais, dans le livre. Pourtant, exceptionnellement, les films (d’abord Marlon Brando en Vito Corleone, puis Al Pacino en Michael Corleone) ne m’avaient pas trop déçu en restituant l’image que l’écrit avait imprimée dans mon esprit. Il y a comme ça des expressions, des tirades, des scènes, qui vous marquent pour la vie, et que vous connaissez par coeur, les attendant de se rappeler à votre souvenir au détour d’une page. En voici un florilège, juste pour le plaisir. «Sicilien» : Dans «Le Parrain», les Familles étaient toutes originaires de Sicile, cette île tout au Sud de l’Italie. Les Siciliens étaient «de bonne race» et un mariage avec une Italienne du Nord donnait un «demi-sang». Inteprétant une question du Parrain Vito Corleone, son consigliori germano-irlandais, Tom Hagen, traduisit la question «des couilles au cul» par «Tu veux savoir s’il est sicilien» : c’est-à-dire un homme prêt à risquer de tout perdre pour une question de principe, une affaire d’honneur, une vengeance à assouvir. La Sicile, et ses bergers armés de leur inséparable lupara ; la Sicile, et ses «hommes à ventre», hommes d’honneur ventripotents ; la Sicile, et ses messages de mort : un poisson mort enveloppé dans un gilet par-balles, signifiait que son propriétaire, le féroce Luca Brasi en l’occurrence, dormait au fond de l’océan ; la Sicile, et des plats dont l’évocation me faisait saliver : assietée de pâtes à la sauce tomate arrosée d’huile d’olive, oeufs avec des poivrons frits et des saucisses... «Je lui ferai une offre qu’il ne pourra pas refuser» : cette menace voilée revient à au moins trois reprises. D’abord, dans la bouche de Don Corleone quand il pensait faire entendre raison à un pezzonovante de Hollywood qui refusait un rôle à son filleul. La seconde fois, c’est Michael qui reprend les mots de son père à propos de Moe Greene, propriétaire d’un hôtel-casino à Las Vegas que la famille Corleone voulait racheter. La troisième fois, c’est quand Michael Corleone, futur Don, rend compte de ce voyage à Vegas. «Je le raisonnerai» : autre formule légendaire, elle servait d’avertissement avant les règlements de comptes mortels. «En souvenir du vieux temps» : le caporegime Tessio, un des fidèles de Don Corleone, prit langue avec l’ennemi, «une erreur de jugement aussi catastrophique et aussi tard dans sa carrière». Le consigliori Tom Hagen essaya d’intercéder en sa faveur. En vain. Quand les tueurs entourèrent Tessio, celui-ci s’en remit à Hagen : «Tom, en souvenir du vieux temps, t’as pas moyen de m’éviter ça ?». «Pas moyen», répondit Hagen. L’omerta. Mieux qu’avec tous les documentaires, c’est dans «Le Parrain» que j’appris l’histoire de la mafia. «À l’origine, mafia signifiait asile ou refuge. Puis les organisations secrètes, qui se constituèrent spontanément pour lutter contre les maîtres du pays, adoptèrent ce nom. Accablé par des maîtres sans pitié, le peuple apprit à ne jamais manifester sa colère ou sa haine par crainte de représailles. Il apprit aussi que la moindre menace rend vulnérable parce qu’elle met l’adversaire en garde et provoque des représailles anticipées. La structure sociale leur étant hostile, les Siciliens ne s’adressaient jamais à la justice et lorsqu’ils subissaient quelque tort, c’est à la mafia rebelle et clandestine qu’ils portaient leurs doléances. La mafia consolida son pouvoir en imposant la loi du silence : l’omerta». «Cosa nostra» : un néologisme que Mario Puzo attribue à Vito Corleone lors de la conférence de paix des Siciliens d’Amérique : «Sonna cosa nostra», ce sont nos affaires. «Nous n’avons pas à rendre compte aux gros calibres, aux pezzonovantes qui se permettent de décider ce que nous devrions faire de notre vie, qui déclarent la guerre à leur fantaisie et voudraient que nous combattions pour protéger leurs biens. Qui oserait prétendre que nous devrions obéir à des lois faites dans leur intérêt et à notre détriment ? À quel titre oseraient-ils nous empêcher de veiller à nos propres intérêts ?» «Aller aux matelas» : parce que les Siciliens se combattaient dans des luttes fratricides et que chaque fois que la lutte tournait à la guerre totale, les adversaires transportaient leur quartier général dans des appartements, dont les adresses étaient tenues rigoureusement secrètes, et où les poinçonneurs dormaient sur des matelas jetés à même le parquet. «Mafia». Disséminée tout au long de ce roman, la conception philosophique d’un autre monde, parallèle, dont les racines plongent dans le violent passé de la Sicile. «Nous avons refusé d’être les jouets, les marionnettes dansant au gré des gros personnages qui tirent les ficelles» (...) Ceux qui avaient prêté serment d’allégeance (au Parrain) étaient à l’abri alors que les autres - ceux qui croyaient à la loi, la justice et la police - mourraient par milliers sur les champs de bataille (de la seconde guerre mondiale). «Un ami des amis». Il s’agit, malgré l’enjolivement romancier, d’une organisation criminelle. L’ultimatum ne laisse guère le choix : «se considérer l’obligé et l’indéfectible ami» ou se soumettre par l’application du canon d’un revolver sur sa tempe sachant qu’avant une minute sa signature ou sa cervelle aurait apposé une marque sur le contrat. Ou la persuasion par la décapitation d’un étalon valant un demi-million de dolars de 1946... «Tant de sauvagerie, tant de mépris pour les valeurs admises, c’était la signature d’un homme qui ne connaissait pas d’autre loi que la sienne, d’un dément qui se considérait lui-même comme son propre dieu».
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