Entomologie de l’Histoire


En voulant exhumer de mes archives le supplément au Monde du 7 mai 1999, je n’ai pu récupérer que de la dentelle : l’oeuvre destructrice d’insectes minuscules aux mandibules coriaces et à l’appétit gargantuesque de cellulose qui transpercent le plastique pour atteindre le bois de l’étagère, le carton sur l’étagère, le papier-journal dans ladite chemise carton. et insecte blanchâtre au corps mou n’appartient pas à la sous-classe des ptérygotes, ni au super-ordre des Mécoptéroïdes, puisqu’il n’est pas ailé. Lépidoptère ? Non plus puisqu’il est dépourvu d’ailes. À moins que ceux de la colonie ne soient encore que des larves, chenille ou ver, qui vont subir une dernière métamorphose en fourmi ailée, l’éphémère de la classe des névroptères. Leur piste m’a conduit à feuilleter les sept volumes du Littré. ARACHNIDE : Terme d’histoire naturelle. Deuxième classe des annelés articulés, comprenant tous les animaux qui ont huit pattes à l’état adulte, dépourvus d’ailes et d’antennes, et renfermant les araignées, les faucheurs, les scorpions, les acares, etc. ACARE : Terme d’histoire naturelle. Sorte d’animaux articulés de la classe des arachnides (...) Sorte de petit insecte. APTÈRE : Terme d’histoire naturelle. Qui est sans ailes. Il se dit des insectes qui n’ont point d’ailes. CIRON : Insecte aptère qui se développe dans le fromage et dans la farine et qui est le plus petit des animaux visibles à l’oeil nu. PSOQUE : Genre d’insectes névroptères, vulgairement appelés poux de bois. LÉPISME : Nom d’un insecte aptère. Pour finalement revenir à TERMITE : «Nom d’un genre de névroptères dont les différentes espèces portent aussi le nom vulgaire de poux de bois et de fourmis blanches. Le termite ronge les pièces de bois, sans attaquer l’extérieur, de sorte qu’elles paraissent intactes». Et c’est exactement ce qu’ils ont eu tout le temps de faire. Bref, termite ou ver du bois ou fourmi blanche, ils ont réduit pages, paragraphes et mots en sciure. Leur lecture en diagonale aura néanmoins eu le mérite d’un certain sens artistique : comme s’ils avaient pris soin d’effilocher chaque fibre de la cellulose, un peu comme un cuisinier ferait amoureusement avec la viande pour en faire du «varanga». La maille serrée des analyses qui fit la réputation du Monde n’est plus que ruban de dentelle avec de la broderie en creux. Tout ce qui reste d’un supplément dont j’avais dû guetter la publication avant de le religieusement conserver. Ci-gît «Le siècle» : «raconter l’actualité des cent dernières années, comme (Le Monde) raconte quotidiennement l’actualité du jour». Heureusement, comme pour le bois dont ces insectes n’attaquent pas l’écorce, la page Une est relativement épargnée, permettant encore de déchiffrer un phrasé mnémonique : «D’août 1914 à mai 1999, du premier conflit mondial à la guerre du Kosovo, le XXème siècle commence et s’achève dans les Balkans». En premier plan d’un champ de ruines, le dessin de Plantu affiche un tankiste à la mine patibulaire («milicien vengeant son beau-frère tué en 1917», un fantassin montant à l’assaut avec son kalachnikov fumant («soldat vengeant sa petite cousine violée en 1943»), et une mère s’enfuyant avec son enfant dans les bras («bébé pensant à venger son père en 2023»). Quelque chose comme un éternel recommencement. Vienne (1815), Yalta (1945), Alma-Ata (1991), n’ont manifes­tement pas liquidé les rancoeurs nationales et les nostalgies territoriales de l’Atlantique à l’Oural. On parle de la Crimée, mais, quid de l’intangibilité de la ligne Oder-Neisse et la frontière entre la Croatie et la Serbie est-elle vidée de toute arrière-pensée revancharde ? Le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation avait surtout été appliqué à l’Afrique. Les Européens redécouvrent l’Histo-Géo. Le dessin de Plantu était prémonitoire : 23 ans plus tard, nous y sommes, 2023.
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