Pierre Ranjeva est mort


Pierre Ranjeva est mort. C’était un homme de convictions avec le franc-parler qui allait avec. Attitude et posture diversement appréciées. D’autres l’auront connu ambassadeur à Bruxelles ou à la CNAPS, pour ma part, il restera toujours l’éditorialiste de «La Lettre Mensuelle de Jureco». Les étudiants en Droit de l’époque ne pouvaient qu’être impressionnés par «L’ours» de LMJ où s’alignaient les noms de bien de nos enseignants. Pourtant, en 1992, sur recommandation d’un vieil ami à lui dont je fis la connaissance à Air Madagascar, je fus adoubé dans cette rédaction. De cette période, je retiendrai toujours le mot de Hegel («La lecture du journal est la prière du matin de l’homme moderne») mis en frontispice de Jureco. Bien avant d’intégrer la rédaction, j’avais noté la rubrique «Nos adresses», coup de coeur gratuit pour tel ou tel restaurant, et qui se dédouanait élégamment d’une pirouette : «chronique libre de publicité». Chaque mois, de «collègues», nous devenions des commensaux à la table du «Relais normand» (devenu entretemps halal, tel que je le dénonce dans la Chronique «Ici, on mange du porc, on boit de l’alcool et on montre son visage !» du 31 décembre 2016). Pierre Ranjeva avait, sans le savoir, flatté ma vanité en relevant dans son éditorial de septembre 1991, une lettre que j’avais adressée à l’alors Madagascar Tribune après les évènements du 10 août : «Ni Iavoloha, ni 13 mai». Je ne me serai jamais attendu à me retrouver face à ce «Monsieur» du haut de ma petite vingtaine d’années, à croiser la plume. C’est à Jureco qu’est né le nom de plume de VANF. Et sans Pierre Ranjeva, qui m’a laissé me faire un prénom (au grand dam de mon père), je me demande si Christian Chadefaux m’aurait jamais accepté à L’Express de Madagascar. Et peut-être ne serais-je pas là, dans ces colonnes, à me souvenir 27 ans plus tard. Langue bien pendue, Pierre Ranjeva avait également une plume acérée, trempée dans un fort caractère qu’on aime ou qu’on déteste : «La décadence naquit de l’uniformité !!! L’intériorisation des différences est donc source de richesse et de puissance. Le fihavanana est un manteau de Noé. Il sert à camoufler voire à faire avaler l’exploitation à l’intérieur des groupes et bloque le langage affronté, base fondamentale du progrès social». Pierre Ranjeva parlait d’«erreurs dirimantes», de «guerres pichrocolines», d’euphonie possible entre «Taniraisantsika» et «Tanindrazantsika». Autant de prétexte à consulter son dictionnaire et faire moisson de mots rares. J’ai conservé trace de nombre de nos échanges. En guise d’hommage de l’élève au Maître, je vous en partage des morceaux choisis. Florilège forcément arbitraire. 8 avril 2010 : Je ne sais où on va… Mais je crois que nous y sommes déjà !!! Dans «L'Oreille cassée», Tintin est nommé colonel par le général Alcazar, ce qui entraîne une objection de l'aide de camp, arguant que l'armée du San Theodoros n'a que 49 caporals contre 3 487 colonels, lequel aide de camp se voit illico rétrogradé au rang de caporal pour corriger cette distorsion... 18 octobre 2012 : Madagascar étant une île, elle a été peuplée par de multiples peuplades poussées sur nos rivages soit par «fortune de mer» soit par aventures commerciales. Il n’y a donc pas de peuple malgache. Et c’est la raison pour laquelle nous sommes fixés sur le «tanindrazana» (douar d’origine, dème) et que n’avons pas franchi l’étape du «firenena» (nation), un «melting pot» réussi qui repose surtout sur les valeurs communes partagées (pas seulement la langue qui fait même chez nous l’objet de discussions belliqueuses). Et c’est pourquoi aussi nombre d’entre nous perdent leur temps et leur énergie à rechercher nos origines (juive, arabe, indonésienne etc…) : on n’a même pas une idée précise de l’origine du nom de l’Ile !!! 5 novembre 2012 : Suivre les recommandations de Samir Amin et nous «déconnecter» du capitalisme mondial, ne plus être obnubilés par l'équilibre de la balance commerciale mais penser d'abord à nourrir notre population car la crise alimentaire sera terrible dans dix ans !!! Penser d’abord aux nôtres avant de nous lancer tête baissée dans le jatropha et autres cultures de rente (sisal, café..). Quand la population mangera à sa faim, les enfants suivront bien leurs cours, l’esprit critique fleurira et le reste nous sera donné de surcroît !!! 8 juillet 2013 : Nous confondons «tanindrazana» (dème) et «firenena» ( nation). À ma connaissance, personne ici n’a vendu la terre où est construit son tombeau familial ; de ce fait, l’accusation de «mivarotra tanindrazana» n’a aucun sens pour un habitant de ce pays et le «Madagasikara Tanindrazanay» est un véritable non-sens qu’il faudrait, si l’on croit en l’unité nationale, remplacer par «Madagasikara Firenenanay». 16 août 2013 : Quand les habitants de ce pays diront «Madagasikara, TANY IRAISANAY (notre patrimoine commun) et non plus TANINDRAZANAY (notre douar d’origine) un progrès immense aura été fait. 15 octobre 2013 : Je vous adresse ce passage du livre de Maurice Duverger : «Dans les sociétés sous-développées d’aujourd’hui… les classes pauvres deviennent plus pauvres, pendant que se développe une bourgeoisie privilégiée, où les fonctionnaires et les militaires sont beaucoup plus nombreux que les capitalistes. À tous les niveaux, la civilisation traditionnelle se dégrade. Les masses populaires se «clochardisent» et les cadres dirigeants s’occidentalisent» (Les orangers du lac Balaton, Seuil, 1980, p.97). 9 mai 2014 : «Misy ny tany itambarana, fa tsy misy ny Malagasy». 27 juillet 2014 : Comme il est difficile de prévoir l’évolution d’un homme ! Farouche républicain MALGACHE à la fin de mes études, je suis aujourd’hui, face aux évènements, devenu un fédéraliste (pour ne pas dire un séparatiste) MERINA convaincu ; et cette évolution n’est pas terminée (si Dieu me prête vie…). Pierre Ranjeva fut-il un «Fils de l’Église» ? Terminons cette évocation, avec cet hymne qu’il retrouva de tête, jadis chanté en choeur par les élèves du Collège Saint-Michel : Nous sommes les fils de l’Eglise c’est notre titre de fierté dans un élan que rien ne brise nous bâtirons la Chrétienté, nous lançons partout à la ronde notre programme et notre foi, nous voulons conquérir le monde.
Plus récente Plus ancienne