De déplorables conditions fondées sur le travail servile


C’est dans l’intérêt général et en raison des conséquences économiques qui suivront l’arrivée du rail que les communautés villageoises acceptaient cet effort et non pour des salaires ». C’est le thème qui alimente les « discours triomphalistes » prononcés lors de l’inauguration partielle du railway Tananarive-Antsirabe, à Ambato­lampy, en septembre 1921 (lire précédentes Notes). En fait, met en évidence Jean Fremigacci, « on atteignait la forme la plus élaborée de la contrainte, parce qu’elle est tout à la fois la plus habile, la plus discrète et la plus efficace » (Mise en valeur coloniale et travail forcé : la construction du chemin de fer Tananarive-Antsirabe, 1911-1923, revue d’études historiques Hier et Aujourd’hui, No 1-2, 1975). Les rapports de l’inspecteur des Colonies, Demongin, en avril 1922, et du directeur des Affaires indigènes, Berthier, en novembre de la même année, ne laissent aucun doute à cet égard, ajoute-t-il. L’auteur souligne que de telles méthodes laissent, de toute évidence, présager de déplorables conditions de travail sur les chantiers. Fraud émet le vœu, « aussi rituel que platonique », qu’un outillage perfectionné serait substitué aux travailleurs afin d’abaisser le prix de revient et, « par contre-coup, de payer un peu plus l’ouvrier indigène ». Ce qui est peu probable dans « une structure économique fondé sur le travail servile ». Les engagés forcés doivent arriver sur le chantier avec une angady (bêche) et une sobika (panier). S’ils ne les ont pas, l’entrepreneur les fournit moyennant une « retenue abusive » sur salaires pour « location d’outils ». Ils se voient ensuite imposer une tâche trop lourde, de l’ordre de 5 mètres cubes de terrassements par jour, « ce qui les contraint à se faire aider de leurs femmes et de leurs enfants ». Selon Jean Fremigacci, Berthier observe, montre en main, qu’un porteur de sobika, dans un travail de remblai, peut difficilement déplacer plus d’un mètre cube en dix heures. De son côté, Demongin est indigné par le spectacle d’enfants ruisselant de sueur, et s’en prend à l’argument cynique consistant à affirmer « que les indigènes, de toutes façons, se soucient peu d’hygiène pour leurs enfants ». Malgré cela, ils doivent rester sur le chantier jusqu’à sept semaines avant d’être libérés. Pendant tout ce temps, ils vivent dans les conditions les plus précaires. Rien n’est prévu pour leur logement, dont la charge retombe sur les villages les plus proches du chemin de fer. Il en est de même pour l’alimentation. Chaque travailleur doit apporter sa provision de riz ou bien s’en procurer dans les environs, ce qui leur fait encore perdre du temps. Et, malgré la règlementation, la carence du service médical est à peu près complète. Car, selon l’article 16 de l’arrêté du 27 mars 1911, l’entrepreneur doit prendre à sa charge le service médical de l’entreprise, ici la construction du railway assurée par des privés. En avril 1920, une tournée du médecin-chef de l’Assistance médicale indigène révèle « une très grave morbidité ». Une situation également dénoncée dans le Mémorandum Parrot : « Cent trente cinq hommes venant de l’Ouest chaud de la province (du Vakinan­karatra) furent envoyés au chemin de fer : une vague de froid en tua dix peu après. » Ce n’est pas tout. Le salaire prévu de 1,25 fr par jour, déjà faible, est encore « bien supérieur au salaire effectivement versé ». Les tâches exagérées et surtout les mauvais traitements qui sont d’un usage courant, font fuir les travailleurs, parfois à la veille même de la paie. Ce qui est bénéfique pour l’employeur. Dans un rapport officiel, on lit qu’un employé de Gallois bat un commis européen des Travaux publics, en janvier 1923. Gallois lui-même est « de caractère violent ». Enfin, chez les commandeurs, « la brutalité est habituelle vis-à-vis des travailleurs ». Et surtout le système des tâches de fokonolona permet de masquer à la fois le niveau infime des salaires réels et les profits très excessifs de l’entrepreneur. Berthier note que le fokontany d’Iavonarivo, distant de 40 km du chantier, mobilise trois cents hommes pour exécuter, entre le 16 et le 28 octobre 1922, une tâche de 3483 mètres cubes de terrassements payés 0,25 fr le mètre cube. « Soit pour la journée de travail, une rémunération de 14 centimes dans l’hypothèse, peu vraisemblable, où ‘mpiadidy’ et notables ne percevront aucune rétribution. »
Plus récente Plus ancienne