Sonder l’incertitude


La récente interdiction qui a frappé la publication d’un sondage est perçue, par une grande partie de l’opinion, comme une entrave à la bonne marche de la démocratie. Vue comme un véritable guet-apens, cette annulation forcée engendre la question habituelle : à qui profite le crime ? Devant les chiffres entachés d’incohérences, qui font le lit de la suspicion, avancés par la CENI, notre imagination, prompte à affectionner les différentes théories du complot, pourrait une fois de plus être le terreau sur lequel surgiront différentes rumeurs, sauf si, entretemps, une fuite se produit. Mais qu’importe les raisons profondes qui ont fait avorter cette publication, ce sondage aurait-il pu avoir une quelconque influence ? Aurait-il pu générer les troubles tant redoutés par les organisateurs de l’élection. Avait-il le pouvoir de mettre la CENI dans l’embarras ? La lecture des grands événements qui ont marqué le monde nous permet d’avancer que les professionnels de la prédiction « ration­nelle » sont actuellement embourbés dans une crise sans précédent. Combien parmi eux ont prédit la consécration de Donald Trump quand lui-même n’y croyait pas vraiment ? Les sondages n’ont jamais été jetés aussi bas que maintenant, l’époque qui a vu se succéder leurs échecs les uns après les autres. En France, un sondage a donné Alain Juppé favori de la primaire de la droite et du centre, il s’est cependant incliné face à François Fillon. Un autre sondage a prédit que le Royaume-Uni choisira de rester dans la grande famille de l’Europe, la victoire du Brexit a fini par avoir la peau du gouvernement Cameron. Les électeurs, pour prouver qu’ils ne sont pas de simples rouages d’une machine dont l’issue des actions enclenchées par le mécanisme est déjà connue à l’avance, semblent exprimer, inconsciemment, leur liberté dans l’ébranlement de la crédibilité des instituts de sondages qui sont pourtant, avec une très nette amélioration de l’utilisation des algorithmes, bien plus évolués qu’il y a quarante ans. Quand le réel échappe aux instituts les plus expérimentés d’Europe, un sondage réalisé à Madagascar, où le domaine est encore à un stade balbutiant, pourrait-il faire mieux ? Les appréhensions de la CENI sont peut-être moins incompréhensibles. Les sondages auront beau être unanimes sur leurs prédictions, les chiffres ont, peut-être, comme le dit Stephen Jay Gould un « pouvoir de suggestion, de crainte et de réfutation » (La Mal-Mesure de l’homme, 1997), l’incertitude ne sera pas pour autant vaincue. La publication de ce sondage aurait probablement donné plus d’ampleur aux conséquences de cette incertitude, dont le règne sur l’histoire a été constaté ces dernières années dans de grandes nations à qui elle a joué des tours. Mais est-ce justifié de dire que cela pourrait enflammer la phase post-électorale ? Ailleurs où la culture démocratique est profondément ancrée, les résultats n’ont pas généré de trouble. Mais qu’en serait-il dans un pays où, faute d’éducation civique, l’immaturité politique, commune à plusieurs pays d’Afrique dont les pratiques sont décrites dans le roman En attendant le vote des bêtes sauvages (A. Kourouma, 1998), a fait de nous des acteurs inconscients de la destruction quand, au lieu de suivre la voix de la raison (qui est dans un état de somnolence chronique), on a laissé notre cœur, maintes fois conquis par les discours qui sont pourtant d’une vacuité extrême, décider. Publier les résultats de ce sondage n’aurait certainement pas facilité l’établissement de pronostics. Même s’il n’aurait eu aucune influence sur ceux qui sont vraiment décidés à s’exprimer par le biais des urnes dont le choix est inébranlable, l’histoire récente nous a appris une leçon : l’incertitude a plus d’un tour dans son sac. par Fenitra Ratefiarivony
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