Emmanuel Dayde et Rina Ralay-Ranaivo : « Il faut apprendre à faire confiance aux artistes »


Les commissaires du Pavillon Madagascar à la Biennale de Venise font le bilan des sept mois d’exposition de l’œuvre « J’ai oublié la nuit » de Joël Andrianomearisoa. Ils confient comment la Grande île peut continuer à être présente sur la carte mondiale de l’art contemporain. L’Express de Madagascar : Sept mois d’exposition à la Biennale de Venise, une première pour Madagascar. Quel bilan tirer de cette participation malgache ? Emmanuel Daydé : Madagascar a été remis sur une carte comme un pays qui existe dans le monde de l’art, puisque l’on est dans une compétition internationale. Les pavillons des pays participants sont toujours assez grands, assez larges, assez forts. Je pense que Madagascar a eu sa part avec un pavillon aussi grand, aussi large, aussi puissant. Maintenant, il est question que l’œuvre sera reprise, qu’elle va voyager. Et cette œuvre est emblématique de la participation de Madagascar. C’est une œuvre de Joël Andrianomearisoa et cela restera son œuvre. Mais c’est l’œuvre qu’il a faite à Venise pour Madagascar. Rina Ralay Ranaivo : Avoir été à Venise, c’est affirmer au monde que nous existons. Quand les gens sont venus au pavillon Madagascar à l’ouverture, il y a eu un peu d’étonnement, de surprise, de questionnement : « Ah ! Madagascar ! Mais cela existe réellement ? » Il y a même des gens qui posent des questions très basiques : «Y a-t-il une école d’art à Madagascar ? » Ou : « Comment se fait-il que vous êtes arrivés à ce stade ? » Parce que, effectivement, tout le monde sait que c’est compliqué de venir jusqu’ici. Il ne suffit juste pas d’avoir un pays ou un artiste, il faut un ensemble de choses. C’est pourquoi, la Biennale de Venise est comme une confirmation que nous sommes capables d’aller dans la cour des Grands. . N’est-ce pas plutôt Joël Andrianomearisoa qui existe et qui est capable d’aller dans la cour des Grands ? Madagascar est-il capable de continuer à exister après ce premier pavillon ? E.D. : La suite appartient à Madagascar. Joël a ouvert la voie et il revient au pays de reprendre ce qu’il a creusé. Joël a été la force battante qui a réussi à soulever ce pavillon, mais il n’empêche que c’est le pavillon Madagascar. Et cette œuvre, « J’ai oublié la nuit », reste une œuvre du Pavillon Madagascar quoi qu’il se passe. Il ne faut pas que Madagascar soit le pays d’un seul artiste, ce n’est pas vrai. Il n’y a pas qu’un seul artiste à Madagascar. Rina en a exposé plusieurs. Mais ce n’est plus à Joël de s’en occuper. Il a tracé les voies, aux autres de suivre. . Le niveau de Venise est élevé, et la barre est assez haute. Avons-nous des artistes capables d’être à ce niveau ? R.R.R. : C’est une question à laquelle je répondrai par Oui et Non. Pour avoir travaillé dans le milieu culturel et artistique à Madagascar pendant environ quinze ans, je sais que c’est compliqué de révéler un artiste et de monter un projet. Cela demande un temps de réflexion. Il faut trouver la bonne temporalité, le bon projet, le bon discours, le bon moment pour le faire. Quand on réunit ces éléments, on peut toujours trouver quelque chose. Mais ce n’est pas quelque chose d’évident. C’est comme si on me demandait si demain le pays sera sauvé, je ne peux pas répondre à cette question. Ce qui arrive au pays politiquement, économiquement, c’est exactement la même chose dans le domaine de la culture. Tout est complexe, tout est flou, mais on peut trouver les moyens de sortir de là. Je pense qu’il faut une collaboration, ce n’est pas la mission d’une seule personne. Demain, si on fait un deuxième pavillon, il faut qu’on s’adresse à la bonne personne, il faut qu’on cogite ensemble, il faut faire émerger quelque chose ensemble. . L’association Kantoko est-elle prête à renouveler l’aventure ? R.R.R. : Si on me sollicite, oui. Je suis prêt à participer à la réflexion. Mais je ne pense pas que l’équipe du premier pavillon soit prête à refaire l’exercice pour le deuxième pavillon. C’est compliqué. Si nous devons faire un deuxième pavillon, tout est à réfléchir. Nous connaissons la méthode, mais il faut réunir d’autres forces. Puis, pour ce premier pavillon, l’artiste, Joël Andrianomearisoa a joué un grand rôle. Il nous a fait bénéficier de son réseau, de son savoir-faire. C’est pourquoi j’ai tenu à dire, lors de mon allocution de clôture, qu’il était l’homme de la situation. Cela aurait été un autre artiste, nous n’aurions pas eu la même puissance de frappe. . Emmanuel Daydé a déjà été commissaire sur le pavillon libanais il y a deux ans. Qu’est-ce qui est le plus difficile ? E.D. : Tout est difficile. D’abord venir à Venise coûte très cher. C’est une opération où il faut trouver beaucoup d’argent. Puis, il y a la compétition qui donne de l’adrénaline. Cela m’a amusé quand la représentante de l’ambassade a fait des comparaisons avec le sport dans son discours de clôture parce que c’est vrai que Venise, c’est sportif aussi. C’est une compétition presque sportive. On a fait une course, c’est comme un marathon, et quand on est sur la ligne de départ, on n’est pas sûr d’arriver. . Mais vous avez fait confiance à Joël … E.D. : J’ai accompagné Joël parce que je crois en lui. C’est un artiste que je connais depuis longtemps et que je défends. Je ne suis pas venu pour faire le pavillon Madagascar à la base. Mais j’ai dit à Joël : « Je pense qu’aujourd’hui, tu es en capacité, et c’est le moment de représenter ton pays. » C’est une chose que je ne peux pas dire à tout le monde, mais je ne peux pas croire qu’il n’y ait qu’un seul Joël à Madagascar. Ce n’est pas vrai. Par contre, il faut le trouver, l’encadrer, l’aider. La Biennale de Venise, ce n’est pas une opération solitaire. On déplace des montagnes pour arriver là. Il faut faire la preuve de sa crédibilité et quand on n’a jamais participé, c’est plus difficile. Maintenant que Madagascar a participé, il y a une crédibilité. Je dirai qu’au moins nous, l’équipe du premier pavillon, nous avons créé cela. Nous avons créé la crédibilité que Madagascar est un pays qui a des artistes et qui peut prétendre à une compétition internationale. R.R.R. : Disons que, effectivement, nous avons réuni tous les éléments. Nous avons pu trouver un lieu à l’Arsenal, au cœur de la Biennale, alors que d’autres pays ont dû choisir un espace en dehors des sites proposés par les organisateurs. Même dans ce rapport avec les organisateurs de la Biennale, nous avons dû tout démontrer au début. Nous nous sommes bien préparés. Je pense que nous étions parmi les plus performants en termes d’organisation. La pièce était là dès le premier jour. Nous avions le catalogue à l’ouverture. Nous avons fait tout ce qu’il fallait pour prouver aux organisateurs de la Biennale que nous sommes sérieux. . Et le côté financement? Y-a-t-il un financement public? E.D. : Le financement est très variable, suivant les pays. La plupart des pays européens ont des financements publics, même si la part du mécénat privé augmente de plus en plus. Pour d’autres pays, il n’y a pas de financement public du tout. Ce fut le cas du Liban, il y a deux ans. Idem pour Madagascar ,cette année. Le financement est à 100% privé. Ce n’est pas indécent du tout R.R.R. : Il y a eu des mécènes de l’étranger comme de Madagascar. Et Joël, qui a mobilisé son réseau, a tenu à ce qu’il y ait un mécène principal qui vienne de Madagascar. C’est le rôle qu’ont joué le Groupe Filatex et le Fonds de dotation HY. . S’il n’y a pas de financement public, quel rôle pourrait jouer l’État ? E.D. : Il pourrait contribuer à rechercher ce mécénat, à solliciter le privé pour apporter son aide à l’art… R.R.R. : Il y a aussi la force de l’image. Si le président de la République, par exemple, est présent à la signature de la convention avec les organisateurs de la Biennale, tout le monde sera au courant et se dira que c’est un événement important. . Le gouvernement malgache n’a été représenté ni à l’ouverture ni à la clôture de la Biennale. Est-ce le signe que, pour lui, cet événement n’était pas aussi important que cela ? E.D. : Si c’est ce qu’il croit, il fait une erreur. La Biennale de Venise est une compétition internationale, et toutes les Nations sont présentes. Celles qui ne sont pas là, n’existent tout simplement pas sur la carte … R.R.R. : Il y a peut-être une méconnaissance des enjeux et un manque d’évaluation de ces enjeux. Le problème de l’art et de la culture, c’est que les gens croient que ce n’est pas sérieux. Alors qu’il y a des enjeux économiques, politiques et diplomatiques qui se jouent dans ces cercles. Les mécènes investissent dans la culture parce qu’il y a des images en jeu et que cela met en avant les valeurs qu’ils défendent. À Madagascar, quand on parle de sortir le pays de la pauvreté, on met toujours en avant l’économie. Mais il n’y a pas que l’économie. Il y a aussi l’éducation, la culture … . Que peut justement apporter la culture au développement d’un pays ? E.D. : L’image. Quand on ne parle pas d’un pays, quand en ne dit rien de positif sur ce pays, ce n’est pas bon pour l’économie. Si on dit que c’est un pays formidable avec des artistes qui inventent le monde de demain, il est certain que les gens auront plus envie d’y investir. On peut se dire que Venise est une vieille ville qui tombe en ruines et qui est envahie par les eaux. Mais ce n’est pas pour autant que les gens vont l’abandonner. Venise, c’est le fleuron de l’art et de la culture. Tout le monde veut venir ici. C’est le rêve de l’humanité de venir à Venise. C’est une question d’image, de sentiments. R.R.R. : Nous avons tendance à oublier de raccorder certains secteurs avec d’autres. Les secteurs économique et politique ne peuvent pas aller sans le secteur culturel. Quand on veut faire rayonner ce qu’on est, on fait appel à des créateurs. C’est comme ça que les pays arrivent à faire une projection d’eux-mêmes dans le monde. C’est ce qui manque terriblement chez nous. Il faut que les gens nous identifient par rapport à nos artistes, à notre capacité créative. Il faut que nous apprenions à nous approprier nos artistes, et à leur donner notre confiance.
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